Bélarus ou Biélorussie ? Les dénominations officielles varient au gré des attitudes adoptées par les différents responsables politiques et diplomatiques français. Au-delà de la querelle sémantique, dont l’importance ne mérite guère d’être surestimée, le débat de fond porte sur la connaissance, que dis-je, sur la méconnaissance dont les Français font preuve à l’égard de ce pays. Combien de mes compatriotes savent, qu’à l’exception de l’enclave de Kaliningrad, les deux ennemis héréditaires que sont la Pologne et la Russie n’ont désormais plus de frontière commune ? Qu’à sa place se trouve un Etat des plus fermés d’Europe ? Qu’une région phare de l’ancienne Union soviétique essaye depuis plus de dix ans à se frayer un chemin qui d’ores et déjà s’est avéré chaotique, difficile et semé d’embûches ? Seuls peuvent répondre à ces questions une poignée de spécialistes du monde slave ou de la politique européenne qui dans le concert des géopoliticiens restent en minorité, tant la France a parfois du mal à définir une position claire face aux PECO. Pourtant, le Bélarus vaut mieux que cela. Pour l’avoir compris, certains politologues de l’hexagone prêtent une attention toute particulière à un pays dont ils ont non seulement mesuré l’importance stratégique, mais aussi les défis de sa dimension culturelle et identitaire auxquels il est exposé depuis son indépendance en 1991. Parce que presque inconnue, la Biélorussie devient l’objet de recherches dont la teneur et la signification dépassent de loin ce simple cadre que l’on résume brièvement par des concepts aussi flous que la ‘découverte de l’autre’ ou ‘la spécialisation régionale’.

Le politologue français dispose de plusieurs entrées scientifiques pour développer ses travaux sur ce pays. Confronté à nombre d’hypothèses, d’espaces et de jugements contradictoires, donc différents et complémentaires, il doit faire face à une complexité qu’un vague et rapide aperçu de la situation de l’Etat bélarusse n’aurait pas laissé supposer. Sa recherche franchit les limites de l’étude nationale pour aborder d’autres champs qui le conduisent à faire appel à plusieurs disciplines des sciences sociales. Leur apport lui permettra de s‘interroger sur la réalité politique de ce pays et sur sa place au sein d’une Europe qui s’élargit jusqu’à ses confins. Ainsi, pour mieux comprendre la Biélorussie, l’observateur averti poussera quatre portes d’entrée qui déboucheront chacune d’entre elles sur des terres peu explorées et pourtant indispensables pour une compréhension meilleure d’un Etat charnière. Cet adjectif n’est pas choisi par hasard, d’autant qu’il ne se veut pas péjoratif : en effet, quel autre Etat peut-il mieux préfigurer des relations que l’Union Européenne à 25 devra entretenir d’ici peu avec son grand voisin de la fédération de Russie ?

Première porte d’entrée, l’histoire ou, pour être plus précis, le travail de mémoire. Ce territoire de 207 595 km² fut le théâtre de nombreux événements, souvent marqués par des tragédies humaines, qui pour la plupart d’entre eux restent gravés dans la mémoire collective des Européens et notamment des Français. Si tous connaissent la Bérézina, peu nombreux sont qui peuvent la localiser. Si la « Brigade Normandie-Niémen » évoque encore les heures de gloire de la résistance commune des Soviétiques et des Français contre les nazis, rares sont ceux qui réussissent à situer sa base. Quant à « l’Europe de Brest à Brest-(Litovsk) „, on sait où elle commence, mais non où elle s’arrête ; ignorance partagée lorsqu’il s’agit de faire de Chagall un peintre russe, alors que sa ville natale de Vitebsk se trouve au Bélarus Mais là n’est pas l’essentiel. L’essentiel est que la Biélorussie a été la terre la plus meurtrie de la Seconde guerre mondiale, qu’un habitant sur quatre y a succombé et que victime de l’atrocité national-socialiste, elle n’a pas pour autant échappé à la répression stalinienne. Haut-lieu naguère d’une culture juive presque entièrement massacrée, elle recèle en elle toutes les pires atrocités du vingtième siècle et ne pourra surmonter son histoire que si elle est capable d’entreprendre ce travail de mémoire, auquel elle devra aussi associer des chercheurs étrangers et donc français. A cet égard, comment ne pas saluer le programme trinational réunissant des étudiants en sciences politiques de Berlin, Grenoble et Minsk qui, grâce à l’appui des services culturels de France au Bélarus — mais aussi d’Allemagne- et au soutien de „ l’Office franco-allemand pour la Jeunesse “ confrontent sans la moindre complaisance leur histoire nationale respective? [1]

Seconde Porte d’entrée : l’Europe. Ouverture d’autant plus cruciale que le Bélarus constituera dès 2004 la frontière orientale de l’Union Européenne. Ce pays fermé, dénoncé pour ses atteintes à la démocratie par la communauté internationale et notamment par l’UE, ne fait non plus partie du Conseil de l’Europe, alors qu’il se situe géographiquement dans l’une des régions phares du vieux continent. Le débat européen prendra inexorablement de l’essor en son sein, car nombreux seront ceux qui désireront se rapprocher d’une UE élargie, souvent perçue comme synonyme de bien-être, de richesse et aussi de liberté. Cette volonté présente auprès des couches les plus ‘ouvertes’ — au sens de société ouverte — de la population, est relayée par la jeunesse universitaire, mais aussi par les milieux d’affaires et par certains opposants qui comme relais encore peu influents d’une société civile embryonnaire souhaitent que l’Europe leur serve de modèle pour imposer la démocratie. Cette « Europe-espoir » ne pourra se développer que si les instances européennes ne viennent pas décevoir les espoirs placés en elle, sans pour autant formuler des promesses qu’elle ne sera nullement en mesure de tenir. Car si les Bélarusses attachent un intérêt non dissimulé pour leur appartenance à l’espace européen, l’UE aura aussi pour tâche de définir une attitude spécifique envers cet Etat qui n’est ni comparable au cas des « pays entrants „, ni à celui de la Russie. Autrefois République soviétique, il présente d’autres caractéristiques sociaux-politiques que les pays baltes et se situe dans une tradition culturelle plus slave et plus russe. L’Union Européenne devrait par conséquent lui offrir de nouvelles perspectives de coopération et de développement, à condition que son système politique puisse évoluer vers la démocratie représentative. La relation entre l’UE et la Biélorussie pourrait ainsi revêtir la forme d’une passerelle fonctionnant à double-sens. Tandis que l’UE aiderait le Bélarus pour accéder à la démocratie et promouvoir une économie sociale de marché, le Bélarus lui ouvrirait la porte vers l’espace russophone. En ce sens, la Biélorussie est un Etat d’une importance stratégique et politique beaucoup plus important qu’il n’y paraît, peut-être plus pour les Européens que pour les Bélarusses eux-mêmes. Quoiqu’il en soit, s’agit-il là d’un pays qui n’a pas son pareil sur tout le territoire du vieux continent et que l’Union Européenne ne devrait pas confondre avec les autres PECO qui la rejoindront d’ici une année.

Troisième porte d’entrée, le débat identitaire. Tiraillés entre leurs différentes appartenances ethniques ou religieuses, russes et slaves, tournés vers l’Europe centrale, les Biélorusses sont à la recherche d’une identité nationale qu’ils n’ont pas encore réussi à se forger. Hésitant entre la Russie et l’Ouest, de même que profondément différents et méfiants à l’égard des pays baltes attirés par l’option scandinave, voire atlantiste, ils se recroquevillent parfois dans un néo-nationalisme bélarusse dont les contours flous laissent présager quelques dérives somme toute néfastes. Ce mouvement, relayé à l’heure actuelle par des intellectuels opposés au régime, paraît plus réactif que constructif. Il se veut une réponse (maladroite ?) à l’omniprésence et à l’influence de Moscou. S’il devait perdurer, il pourrait néanmoins se traduire par un isolement dont l’ensemble des forces démocratiques seraient les principales victimes. Actuellement guidées par un besoin légitime de trouver une identité propre, elles sous-estiment le danger d’un nationalisme exacerbé qui, à l’image des autres Etats autrefois placés sous le joug soviétique, a d’ores et déjà produit des effets dévastateurs. Si cette quête identitaire ne saurait être remise en cause, faut-il encore savoir la contenir et ne se laisser pas griser par des débordements contre lesquels la Biélorussie n’est pas immunisée. C’est avec un certain intérêt, mais aussi avec un sentiment mitigé, que l’on observe ainsi la priorité donnée à la langue bélarusse aux dépens du russe. Expression d’un sentiment d’indépendance et de démarcation, choyée et parlée par les couches très cultivées de la population, elle reproduit aussi les avatars d’un phénomène de repli aux accents des idées mixophobes [2] et ethnopluralistes qui n’admettent l’autre que si ce dernier ne vient pas se mélanger à sa propre culture. Par leur revendication d’un „ droit à la différence “ (notamment de leur grand voisin oriental), ces intellectuels biélorusses pourraient donc par mégarde tomber dans le piège d’une politique inspirée par „ la nouvelle droite “ [3], bien que se qualifiant eux-mêmes le plus souvent comme démocrates, libéraux ou proches de la pensée sociale-démocrate.

Pourquoi évoquer ici « la nouvelle droite „? Parce qu’elle constitue certainement la meilleure définition pour décrire la nature du régime politique qui règne depuis près d’une dizaine d’années sur ce pays. Présidée d’une main de fer par le Président Alyaksndr Lukachenko, la Biélorussie est souvent qualifiée de „ démocratie autoritaire „, voire de „ démocratie populiste „, combien même ces termes peuvent prêter à confusion [4]. Construction idéologique assez floue mêlant des traditions communistes, voire staliniennes, avec des influences agraires [5] et des principes économiques et sociaux où se conjuguent un libéralisme sauvage avec des reliquats d’un marché dirigiste, la politique de Lukachenko repose sur ces trois piliers caractéristiques de „ la nouvelle droite “ que sont l’omniprésence des forces de l’ordre, le nationalisme et le refus de la démocratie représentative. Système répressif et exaltant le culte de la personnalité, l’exécutif bélarusse se rapproche des dictatures extra-européennes, même si un semblant de démocratie semble régner grâce à l’organisation de scrutins électoraux qui tournent le plus au souvent au simulacre. Ami d’autres régimes peu recommandables, dont celui par exemple de Saddam Hussein, le Président biélorusse sert aussi de référence à des mouvements politiques qui en Europe occidentale se déclarent opposés à la construction européenne et souhaiteraient mettre fin à la ‘faillite’ de la pensée libérale ou sociale-démocrate. A titre d’exemple, on peut se référer aux déclarations de cet homme ambigu qu’est Alfred Mechtersheimer, ancien officier de la Bundeswehr, ancien député apparenté au groupe parlementaire des „ Verts „, entre-temps nationaliste d’extrême droite affirmé, qui n’hésitait pas à plaider pour une alliance entre l’Allemagne, la Serbie de Milosevic et la Biélorussie de Lukanchenko [6]. C’est ici une quatrième et dernière porte d’entrée qui s’offre au politologue français, celle de l’analyse critique d’un régime qui contredit en tout point la philosophie des lumières et les valeurs d’une république démocratique.

Pour l’instant, ces quatre portes viennent à peine d’être entre-ouvertes. Elles permettent toutefois d’esquisser ce chantier inexploité que le Bélarus offre à la science politique occidentale et notamment française. Les esprits chagrins pourraient se complaire dans une position attentiste, voire nihiliste, arguant du fait que l’autoritarisme gouvernemental de ce pays ne mérite pas la moindre considération. Position acceptable sur le plan des principes, elle se heurte à la volonté politique de soutenir l’opposition biélorusse, ainsi qu’à la nécessité scientifique de s’interroger plus en profondeur sur cet Etat qualifié ci-dessus de « charnière „. Autre conséquence inéluctable de cette attitude défaitiste : le retrait, voire la négation, des efforts entrepris depuis plusieurs années par des politologues français et bélarusses, soucieux de dialoguer dans un esprit d’ouverture démocratique sur la coopération scientifique et culturelle entre les deux pays. C’est là le sens du travail accompli depuis 1993 par „ la Faculté Franco-Biélorusse de Sciences Politiques „, installée dans les murs de l’Université Européenne des Sciences Humaines de Minsk. Faculté conçue dès l’origine comme un véritable pôle d’excellence, elle a aujourd’hui, à l’aube de son dixième anniversaire, dépassé le stade expérimental pour devenir ce que la raison d’être lui a demandé de développer, à savoir un lieu de formation des futurs passeurs culturels entre les deux pays, non seulement dans l’intérêt du Bélarus, mais aussi de la France et de la construction européenne.

1 Organisée à Minsk, sous l’égide de l’Office franco-allemand pour la Jeunesse, une rencontre trinationale a réuni du 18 au 26 juin 2002 une trentaine d’étudiants de sciences politiques, issus respectivement de l’Institut d’Etudes Politiques de Grenoble, du cycle d’études franco-allemandes de l’Otto-Suhr-Institut de la Freie Universität de Berlin et de la Faculté Franco-Bélarusse de l’Université Européenne des Sciences Humaines de Minsk. Consacrée au thème intitulé » Bélarus — France — Allemagne “ de l’identité nationale à l’identité européenne : le rôle de la mémoire» ». Ce programme connaîtra son prolongement dès juin 2003 à Berlin, avant de se conclure en 2004 à l’Institut d’Etudes Politiques de Grenoble.

2 En référence à Pierre-André Taguieff qui définit la « mixophobie » comme une école de pensée ethnoculturelle et ethnopluraliste dont le principe repose sur « le droit à la différence „.

3 On retrouve des phénomènes analogues en Europe occidentale auprès de mouvements régionalistes ou indépendantistes proches de la droite extrême.

4 On peut se rapporter ici à un nouvel ouvrage qui traite de la question du populisme et qui est paru sous le titre « la tentation populiste au cœur de l’Europe „, sous la direction de Olivier Ihl, Janine Chêne, Éric Vial, Ghislain Watrelot, éditions La Découverte, collections „ Recherches „, Paris 2003.

5 Lukachenko a lui-même été à la tête d’un kolkhoze.

6 Alfred Mechtersheimer s’est fait le porte-parole d’une Allemagne réunifiée choisissant de nouvelles alliances, à l’image de son intervention enregistrée sur bande vidéo de 1996, « Kein Herz für Deutschland ? — Die Folgen der Nationsvergessenheit für unser Land „, Brennpunkt deutscher Geschichte, Arndt-Video, Kiel 1996.